Lorsqu'un accident survient, tout le monde attend avec
impatience «le rapport». Le fameux RETEX (retour
d'expérience pour reprendre un terme militaire)
est vu comme le document ultime, celui qui va tout analyser, permettre
de tout comprendre et surtout, engendrer des conclusions qui feront que
l'accident ne se reproduira plus.
Au-delà du désappointement qui suit assez souvent
l'absence de rapport, ou le fait que ce rapport
n'apporte pas grand chose, nous devons nous poser la question
de son mode de génération, et de son
intérêt réel, non pas comme exorcisme
à la douleur d'une corporation, mais en tant que
document d'enquête, apte à apporter des
éléments de compréhension fiables,
clairs et précis.
Nous essayerons d'étudier quelques documents,
assez différents, ayant tous comme point commun
d'être des analyses d'accidents survenus
en intervention incendie pour feux de locaux. Le but ne sera pas
d'étudier le pourquoi ni le comment des accidents,
mais d'analyser la structure et l'organisation
générale de ces documents.
Faire un rapport?
Suite à un accident, deux options se présentent.
La première consiste à prétexter le
respect des morts pour ne rien analyser. C'est la
«fatalité», raison qui vient en premier
à l'esprit, puisque, pris dans le piège
de la «réussite qui se
répète, sans savoir pourquoi», le
sapeur-pompier n'est pas dans une disposition
d'esprit lui permettant d'imaginer que son
incompétence puisse être la principale cause des
accidents. Or, puisqu'il est «excellent»
dans son travail, et qu'il dispose d'un
matériel de qualité, la
«malchance» et la
«fatalité» offrent une issue toute
trouvée, permettant de sortir la tête haute, face
à une population qui le vénèrera
encore plus pour son courage, face au mauvais sort qui le frappe.
L'autre option consiste à écrire un
rapport. Mais comment ? Tout le monde est d'accord pour dire
qu'il faut sans cesse man?uvrer,
dérouler des tuyaux, brancarder, réviser ses
connaissances et que, sans ces répétitions, il
est impossible d'être efficace. Et là,
comme par magie, un homme, souvent parce qu'il est officier,
saurait réaliser l'analyse d'une
intervention sans jamais avoir appris à le faire. Sachant
que chaque service n'est, fort heureusement, que
très peu confronté aux
décès de ses hommes, il est évident
qu'un officier ne va rédiger de rapport de ce type
qu'une ou deux fois dans sa carrière.
Même s'il a une bonne capacité
rédactionnelle, il devra mettre celle-ci au service
d'un travail extrêmement particulier. Car ici, pas
question de «raconter», de «faire un
article» ou de rédiger une note de service. Il
s'agit de faire une enquête, d'analyser,
de comprendre.
N'ayant ni l'habitude, ni la formation
adéquate, le rédacteur va simplement tenter de
faire son mieux.
Trois analyses
Nous allons prendre 3 documents, analysant des accidents. Ces documents
ont été choisis non pas en fonction de
l'intervention qu'il traite ou du pays
d'origine, mais en fonction des différences quant
à leur contenu et à leur construction.
Pour chacun, nous traiterons globalement des points suivants :
- Qu'elle est la position des auteurs
vis-à-vis des personnes impliquées ?
- Comment est réalisée la validation
des actions ou la mise en évidence des erreurs commises ?
- Qu'elles sont les conclusions ?
Accident du Cne Marleau
En janvier 2006, sur le secteur de Montréal, le Cne Marcel
Marleau décède dans un feu
d'appartement. Nous notons tout d'abord que le
rapport est en accès libre sur Internet.
L'analyse a été
réalisée par des personnes membre d'un
service rattaché à la
sécurité au travail. Ce ne sont pas des
sapeurs-pompiers. Ceci leur confère deux avantages majeurs :
Ce sont des professionnels de l'analyse des accidents du
travail. Leur méthode est donc au point et ils sauront
déceler la moindre défaillance du
système
Ils ne seront pas influencés par un aspect corporatiste ou
«amical»
Le code du travail, quel que soit le pays, est constant sur plusieurs
points : l'employeur doit fournir à ces
employés les moyens et la formation leur permettant de mener
à bien les actions. Si l'employeur ne fournit pas
les moyens ou ne fournit pas la formation, il est en faute.
S'il fournit les moyens, mais que les employés ne
s'en servent pas (cas du port du casque qui est obligatoire
sur les chantiers, mais par toujours mis), c'est
l'employeur encore qui est responsable car il doit faire
appliquer les règles de sécurité.
Dans ce genre de rapport, tout est logique : s'il y a une
atmosphère polluée, il faut assurer la protection
respiratoire des travailleurs. L'employeur a-t-il fourni le
matériel adéquate ? Si non, alors il est punit
des peines prévues par la Loi. Si oui, les travailleurs
portaient-ils l'équipement ? Si non, alors
c'est l'employeur qui est responsable,
etc?.
Nulle discussion possible, car la Loi est la même pour tous.
De plus, chaque profession possède des documents
écrits qui définissent son mode
opératoire. Et là, ce type rapport devient
particulièrement intéressant : il ne confronte
pas l'action à une soi-disant fatalité,
mais confronte simplement la réalité des actions
menées, déterminée suite aux
témoignages, avec les documents écrits que les
intervenants doivent respecter.
Ce rapport n'étant pas
réalisé par des sapeurs-pompiers, les
rédacteurs se contentent donc de prendre les documents de
cours des sapeurs-pompiers et de les lire. Sur tous les sujets, les
enquêteurs ont relevé les témoignages
et les ont confronté aux écrits.
Il est alors facile de déceler les différences et
pour cela, pas besoin d'être sapeur-pompier : le
principe est celui qui prévaut en Qualité : je
dis ce que je vais faire, j'écris ce que
j'ai dit et je fais ce que j'ai écrit.
La vision des choses est basée sur le fait qu'un
travailleur, quel que soit son secteur d'activité,
respecte un processus simple : le lieu de travail est
délimité, les outils sont
préparés, l'action est
menée. A la fin, les outils sont rangés et le
lieu de travail est libéré.
Les enquêteurs se contentent simplement analyser ces
étapes au travers d'un processus
d'analyse extrêmement simple d'abord
parce qu'il est fixe, quel que soit la profession, et ensuite
parce que ce sont des professionnels. Ceux qui, comme moi, ont eu la
chance de travailler au niveau des services qualité, ont
sans doute été impressionnés par la
capacité qu'ont les auditeurs qualité,
de lire toutes les documentations de l'entreprise, puis de
confronter ces documents avec le fonctionnement, en relevant rapidement
les écarts, les oublis et les contradictions. Ici,
c'est la même chose.
Si, au niveau global, l'entité jugée ne
possède pas de documents définissant ce niveau,
alors les enquêteurs scindent ces actions
générales en actions plus petites, simplement en
demandant aux témoins ce qui a été
fait. Les actions qui sont décrites sont donc
«plus simples» et les enquêteurs
cherchent alors dans les documents (donc ici dans les documents
«sapeurs-pompiers») les chapitres relatifs
à ces actions. Il suffit alors de comparer ce qui a
été fait avec ce qui a été
écrit et de voir si cela correspond.
Nous notons aussi que ce principe ne s'applique pas seulement
au moment de l'accident, mais à
l'ensemble de l'intervention. Le départ
du centre de secours peut déjà être
analysé. Certains diront que cela n'a pas
forcément de rapport direct avec l'accident, et
ils auront sans doute techniquement raison. Mais
l'enquête est là pour trouver les
éventuels dysfonctionnements, que ceux-ci soient directement
la cause de l'accident, ou non.
Lorsque la Police vous arrête pour excès de
vitesse, elle en profite pour vérifier la
totalité de votre véhicule. Et difficile de dire
«
ma plaque d'immatriculation est fausse,
mais aujourd'hui vous ne m'arrêter que
pour l'excès de vitesse»?
La confrontation entre l'écrit qui doit
régir le déroulement
«normal», et la réalité,
souvent différente, aboutit a des conclusions sans
état d'âme.
Ainsi, dans le rapport sur l'accident du Cne Marleau, les
témoins ont indiqué aux enquêteurs que
la pratique, dans le cas des produits produisant des feux couvants,
était de sortir le canapé ou le matelas. Les
enquêteurs ont alors pris le cours incendie, cité
dans le rapport, et qui indique clairement qu'il ne faut pas
sortir les éléments car cela risque de
déclencher un apport d'air et une inflammation
rapide des gaz.
Nul besoin d?être sapeur-)pompier pour
écrire un tel rapport. Il suffit d'être
un véritable enquêteur, celui qui va ouvrir le
livre et vous dire «bizarre, vous dites que vous faites
ça mais votre règlement dit
l'inverse».
Dans ce rapport, la conclusion n'est pas qu'il faut
acheter tel ou tel matériel de détection,
rallonger les tuyaux ou changer de lance. Mais tout simplement que le
personnel n'a pas fait son travail correctement.
Backdraft rue Galilée (Paris ? Novembre
2004)
Une équipe de la Brigade des Sapeurs-Pompiers de Paris
(BSPP) se trouve confrontée à un backdraft lors
de l'ouverture de la porte d'une chambre de bonne,
rue Galilée. Les intervenants sont bousculés et
légèrement brulés.
L'analyse est réalisée par le Bureau
Prévention Accidents et Enquêtes,
dépendant du Ministère de
l'Intérieur Français. Ce
n'est donc pas directement le service qui analyse mais une
entité «supérieure».
L'accent est d'abord mis sur des
éléments règlementaires comme la
conformité du bâtiment. Le personnel est
nommé par sa fonction (chef de garde par exemple) et les
noms ou prénoms ne sont pas cités. La distance
nécessaire est gardée, même si
l'entité qui analyse est une entité
sapeur-pompier.
Les enquêteurs indiquent
«Les secours sont dépêchés
conformément au
règlement opérationnel.». Ils prennent
donc position, mais en fonction
d'un règlement et pas d'un avis
subjectif.
L'analyse se base sur un
aspect tactique, mais aussi un aspect personnel. Cette analyse aboutit
à la conclusion que le personnel a été
correctement formé, mais a agi
de façon désordonnée. De plus, les
informations qu'ils ont reçu en
formation, informations conformes aux documents de
référence, ne leur
ont pas permis une bonne analyse car les documents sont incomplets.
Les
enquêteurs en déduisent deux choses: il faut
revoir sans doute
l'ordonnancement des informations fournies en formation, mais
revoir
aussi les informations elles-mêmes, qui sont
incomplètes. |
|
La conclusion de ce rapport porte essentiellement sur les modifications
nécessaires au niveau des documents de
références et sur la mise en
adéquation de ces documents avec les actions des secours.
L'achat de nouveau matériel n'est pas le
point fort, tout au plus les enquêteurs indiquent-ils que
l'acquisition de cagoules assurant une meilleure protection,
serait une bonne chose.
Le document Canadien s'est posé la question de
l'application des règles et a estimé
que les intervenants n'avaient pas suivi celles-ci. Le
rapport Français peut aller un peu plus loin puisque lui se
trouve face à du personnel qui a suivi les
règles. Le rapport commence donc par confronter les actions
menées avec celles prévues
règlementairement, puis, ayant vérifié
leur concordance, passe au niveau suivant, consistant à
«critiquer» non plus la manière de
mettre en ?uvre ces informations, mais ces informations
elles-mêmes.
Le rapport en déduit donc logiquement que ce sont les
règles qui ne sont pas suffisamment bonnes et des
informations précises sont donc fournies pour
améliorer celles-ci.
Article sur l'accident de Uccle
L'accident de Uccle (Bruxelles) est survenu fin 2008, causant
le décès de deux sapeurs-pompiers et en blessant
un troisième. Lors des précédents
accidents survenus en Belgique, et plus particulièrement sur
Bruxelles, il n'y avait pas de rapport. Cette fois, avec deux
morts, il convenait de réagir. En premier, c'est
un rapport «interne» a été
réalisé, exclusivement distribué aux
officiers. Quelques mois plus tard, le rapport a
été diffusé à
l'ensemble du personnel mais là encore, en
diffusion «non publique». Enfin, près
d'un an après l'accident, une copie plus
ou moins complète est parue sous forme d'un
article dans un magazine consacré aux sapeurs-pompiers.
La communication globale des données n'est donc
pas réalisée de façon correcte.
L'article sur l'accident de Uccle commence par un
résumé indiquant «
en raison
d'un phénomène de type FGI, et
d'un dramatique concours de circonstances, deux pompiers
expérimentés (Patrick 35 ans et Alain 55 ans) ont
perdu la vie». Nous comprenons
instantanément que tout le raisonnement va être
perturbé. L'usage des prénoms donne un
caractère émotionnel, qui empêche
l'avis impartial. Ceci est conforté par la notion
de «personnes expérimentées»
annoncé sans que le rapport ne puisse ni valider ni
invalider ce point. Il est alors difficile d'arriver
à des conclusions telles que celle du rapport Canadien, et
d'ailleurs, le «dramatique concours de
circonstances» est là, dès le
départ pour tenter de montrer que la fatalité
à encore frappé. Après seulement
quelques secondes de lecture, tout est clair: le rapport ne va se
focaliser que sur le moment de l'accident, sans chercher
à savoir si les actions préparatoires sont
conformes, sans chercher à savoir si des humains ont, par
leur action, engendré l'accident et sans chercher
surtout de responsabilité.
Dans ce rapport, pas de citation de documents écrits. La
conclusion concerne l'achat de nouveaux gadgets (des
caméras pour les échelles), le rallongement des
tuyaux etc? Pas de remise en cause, mais la recherche
d'une issue vers des outils que l'on ne
possède pas.
D'ailleurs, deux choses ne sont pas remise en cause: le
matériel déjà acquis et le mode de
fonctionnement, ce qui amène en plus des contradictions dans
le rapport (l'eau ne protège pas, mais il en faut
plus, les signes du flashover seront mieux appris, mais ce
n'était pas un flashover?).
Plus gênant, des points qui apparaissent comme visiblement
important quant au déroulement, ne sont pas repris dans les
conclusions. Ainsi, il apparaît que l'inflammation
des fumées a été
précédée par un changement important
de leur volume et de leur couleur, qui lui-même a
été précédé par
la mise en place d'un ventilateur. Or, le ventilateur
n'apparaît pas dans les conclusions comme
étant un élément qui
mériterait une analyse plus approfondie.
Le rapport tombe donc dans le piége de la relation
«amicale» et «corporatiste». Il
n'y a pas de recul possible, et donc pas d'analyse
fiable, les conclusions n'étant là que
pour conforter un service dans son esprit de corps et continuer
à le persuader de sa valeur. Sans cette confrontation
à la réalité, sans la remise en cause,
le résultat est inverse de celui
espéré: ceux qui ne veulent pas
évoluer trouve ici une bonne raison de le faire puisque ce
n'est ni l'humain qui est mis en cause, ni les
règlements, mais simplement la «faute à
pas de chance». Tandis que ceux qui veulent
évoluer ne le peuvent pas puisque toute
l'évolution proposée n'est
que matériel et ne va donc concerner que le service des
achats.
Synthèse des trois rapports
Le rapport Canadiens est réalisé par des
personnes très éloignées du
système, ne subissant donc aucune influence de celui-ci. Le
rapport Français est déjà un peu
influencé, du fait qu'il est
réalisé par des sapeurs-pompiers. Quant au
rapport Belge, il est immédiatement bloqué par la
proximité avec les victimes qu'il renforce par la
manière de les nommer (prénoms).
Au niveau des conclusions, le rapport Canadiens ne fait que confronter
les actions (dont il obtient la description par les témoins)
avec les règlements. Peu importe si le règlement
est bon, mais attention: cela ne veut pas dire qu'il faut
une lecture «bête et
disciplinée». Les enquêteurs
écoutent les témoins et si ceux-ci avaient
indiqué qu'ils ne suivaient pas le document pour
telle ou telle raison, les enquêteurs l'auraient
noté. Il y aurait alors défaillance des documents
et pas des actions.
Pour le rapport Canadien, il ne peut donc y avoir qu'une
cause humaine, soit par défaillance dans le suivi des
règles indiquées dans les documents, soit par
inadéquation de ces règles avec la
réalité. Or dans les deux cas, c'est un
humain qui est responsable puisque, jusqu'à preuve
du contraire, ce sont bien des humains qui écrivent les
règlements et qui les appliquent.
Le rapport Français met en avant la défaillance
d'un document (Guide de Référence sur
les Phénomènes Thermiques) en indiquant que ce
document est incomplet. Ce point est d'ailleurs une preuve
d'une prise de conscience importante, car ce document, que le
rapport «critique», est émis par le
service qui réalise l'enquête. Le
rapport ne préconise pas de gros matériel, car
une évolution est déjà en cours
à l'époque de l'accident
(abandon des moyens faibles débits pour passer à
l'utilisation systématique de moyens gros
débits). Cette absence de préconisation
d'achat s'explique aussi par la distance entre les
enquêteurs et les utilisateurs, les enquêteurs
n'appartenant pas, dans ce cas, au même service et
ne pouvant donc pas influer sur les achats.
Le rapport Belge, piégé par le corporatisme, ne
met nullement en cause les actions ou les règlements (qui ne
sont d'ailleurs pas cités). Il ne confronte pas la
réalité avec un processus défini. Il
se rabat sur le fatalisme et ne voit donc l'issue que dans de
nouveaux achats. Il est d'ailleurs intéressant de
noter que ce mode de pensée est en totale contradiction avec
le raisonnement habituelle des sapeurs-pompiers, qui
considèrent que tous les incendies sont
différents les uns des autres. L'achat
de matériel permettant d'éviter un
accident déjà survenu, ne peut être
jugé satisfaisant pour éviter un accident futur,
puisque, par simple «logique sapeurs-pompiers» le
prochain feu sera différent.
Un ennemi qui ne veut pas de mal
Cette attitude consistant à impliquer rapidement la
fatalité, est aussi le résultat du paradoxe du
feu, désigné faussement comme un ennemi. Les
militaires sont confrontés a de véritables
ennemis, à des individus qui pensent et qui vont
réaliser des actions «contre». Ces
ennemis peuvent se défendre suite à une agression
(ce qui peut aussi être le cas du gibier, à la
chasse), mais peuvent aussi prendre l'initiative et donc
passer à l'attaque alors même que nous
ne les avons pas agressés.
Ce n'est pas le cas du feu. Dans le cas d'un ennemi
«humain», si le vent tend à
infléchir la courbe des projectiles, alors
l'ennemi prendra le vent en compte pour atteindre sa cible.
Mais si le vent force le feu à se déplacer dans
une direction, c'est cette direction que le feu prendra. Ce
n'est pas un choix de sa part et le fait qu'il y
ait ou non des individus sur le trajet ne lui donne aucun argument pour
ou contre.
De façon très pragmatique, cela signifie donc que
dans tous les cas, le seul éléments
«pensant», c'est le sapeur-pompier, donc
que le seul élément que l'on peut
rendre responsable de l'accident, c'est le
sapeur-pompier.
Une seule analyse
Si nous voyons bien que les trois rapports différent de
façon importante, il n'en reste pas moins
qu'ils arrivent à des conclusions.
Le rapport Canadiens va aboutir sur des condamnations, le rapport
Français sur des conseils et (si possible) sur une
amélioration des documents et le rapport Belge sur
l'achat de nouveaux matériels.
Mais en fait, peut importe les conclusions et la manière
dont elles sont obtenues. Si elles permettent une
amélioration, alors tout va bien.
Ces rapports vont-ils donc améliorer les choses ? Comment
peut-on espérer arriver à de bonnes conclusions
avec une seule analyse ? Pouvons-nous imaginer un sondage
d'opinion réalisé en interrogeant une
seule personne ? Car si la réussite d'une action
ne démontre pas que cette action est
réalisée de façon consciente et
répétable, l'échec
d'une action ne donne pas plus de preuve.
Pourquoi chercher absolument des corrections lorsqu'il y a
des morts au feu ? Le décès d'un
automobiliste en voiture n'entraîne pas de
modification dans les véhicules. Si, au lieu
d'analyser seulement les accidents, toutes les interventions
étaient analysées, peut-être
arriverions-nous à la conclusion que, dans tel cas, le
décès du sapeur-pompier est effectivement le
résultat d'une malchance énorme et que,
dans ce contexte, il n'y a pas
d'intérêt à changer de
matériel ou de manière de faire.
Seul le rapport Canadiens soulève en fait cette
hypothèse. Sa logique consiste à se dire que le
déroulement «prévu»
n'est peut-être pas le bon, mais que la seule
manière de le savoir, c'est
déjà de le suivre.
C'est le principe bien connu de la recette de cuisine: si la
recette de cuisine est suivie et que le plat n'est pas bon,
il faut changer de recette. Mais si le plat n'est pas bon et
que la recette n'a pas été suivi, il
est impossible de savoir si c'est le non respect de la
recette qui est la cause du résultat, ou bien si
c'est la recette qui est mauvaise. Le rapport Canadiens part
donc d'une logique simple: il y a une recette, et vous devez
la suivre. Si par la suite vous constatez que la recette
n'est pas bonne, libre à vous de la changer. La
logique Française consiste à se dire que le plat
n'est pas bon, mais qu'il faut peut-être
changer la recette. La logique Belge c'est que le plat
n'est pas bon, et qu'il faut donc acheter de
nouveaux ingrédients, sans se demander si la recette a
été suivie et si elle est correcte.
Mais les trois analyses butent toutes sur le même point:
nous sommes là face à un seul exemplaire du plat
«qui n'est pas bon». Nous devons donc
juger de la qualité du cuisinier, des ingrédients
et de la recette, sur une seule opération de cuisine ce qui
est somme toute assez délicat.
Une analyse perdue au milieu d'actions
«réussies»
A ceci s'ajoute le fait que l'analyse de
l'accident se trouve isolée au milieu
d'autres actions qui ne posent pas de problème. La
remarque «ça marche parce que nous avons toujours
fait comme ça», s'applique en effet aux
interventions précédents l'accident,
mais aussi aux interventions qui suivent. Et c'est
là un autre problème que les militaires ne
connaissent pas vraiment.
L'histoire de Von Kluck et du Maréchal Moltke,
relatée précédemment,
s'étale sur près de 50 ans. Et suite
à cette histoire, c'est la Guerre de 14-18 qui
sera analysée. Entre 1918 et 1939, l'Allemagne
peut analyser finement les résultats militaires et mettre en
?uvre des solutions, non seulement parce que
l'analyse est faite, mais aussi parce qu'elle a un
chef persuadé de la nécessité
d'évolution. Mais surtout parce
qu'aucune action ne vient contredire les échecs
passés.
Si le sapeur-pompier pense que les milliers d'interventions
qu'il a réalisé sans
problème, avant l'accident, sont des preuves de
son professionnalisme, pourquoi ne pas penser la même chose
des interventions qui se passent après l'accident ?
Le 14 septembre 2002 la Brigade des Sapeurs-Pompiers de Paris a
été endeuillée par le
décès des 5 jeunes lors du feu de Neuilly, mais
le jour même et les jours suivant,
l'activité opérationnelle a
continué. En clair, Neuilly n'est qu'un
épisode dramatique après et avant
d'autres épisodes qui ne posent pas de
problèmes visibles. Entre le moment de l'accident,
l'analyse et le début de mise en place des actions
d'amélioration, des dizaines d'autres
feux ont été gérés, sans
difficultés. Tout ceci continue à renforcer
l'idée que de toutes façons, la
méthode est bonne, car avant l'accident elle ne
posait pas problème mais, pire, parce qu'elle
«démontre» toujours son
efficacité après celui-ci.
En fait, l'accident ne «casse» pas un
cycle. Nous ne sommes pas dans le cas d'une voiture qui
fonctionne, puis tombe en panne et donc ne fonctionne plus. Dans ce
cas, il y a bien un «avant panne» et un
«après panne» car la panne perdure. Mais
ce n'est pas ce qui se passe ici: nous n'avons pas
des interventions sans accidents, puis des interventions qui auraient
toutes des morts. L'accident n'est qu'un
épisode, rien de plus.
Rapidement, on en arrive alors à dire,
discrètement bien sûr, que les victimes
n'étaient sans doute pas très
professionnelles, en amenant comme preuve que d'autres feux
identiques ont été faits, sans
problème. Et lorsque le décès survient
sur un autre secteur, les excuses sont toutes trouvés. Ce
sont «les autres» et chacun sait qu'ils
ne sont pas «très forts», surtout
lorsque l'accident survient dans un petit corps, que les
grands ont vite fait de critiquer.
Nous en avons une preuve assez bonne avec le problème des
hydrants sur la ville de Brasilia. Il y a plusieurs années
(fin 2005), le feu de l'immeuble de l'INSS a
totalement débordé le personnel et
l'analyse a jugé les hydrants. Mais comme, juste
après, de nombreux autres feux ont été
gérés sans difficulté, le
problème n'a pas été
résolu, la bonne marche des incendies suivant ayant
«prouvé» que tout allait bien. En 2008,
une habitation est totalement partie en fumée car
l'hydrant ne marchait pas. En août 2009, une
intervention pour feu de bâtiment industriel s'est
déroulé d'une façon
totalement rocambolesque car les hydrants ne fonctionnaient toujours
pas correctement. Or, même si cela peut paraître
effrayant, il faut bien avouer que 3 problèmes
d'hydrant sur prés de 4 ans, ne constituent pas
une preuve de l'inefficacité de ceux-ci.
Aux Etats-Unis, alors même que le nombre de sapeurs-pompiers
débouche logiquement sur un nombre d'accidents
important et que tous les accidents font l'objet
d'un rapport, des voix
s'élèvent depuis quelques temps, pour
dire qu'en fin de compte ces rapports ne semblent servir
à rien puisque le nombre de décès ne
diminue pas. Les rapports sont considérés comme
des «exorcisme» à la douleur, mais rien
de plus, puisqu'ils répètent sans cesse
la même chose.
Si le fait que la répétition de la
réussite des actions n'est pas la preuve
d'une maîtrise de celles-ci, il est donc
également clair que les analyses des accidents, outre le
fait qu'elles sont souvent trop
«partiales», sont
isolées dans la masse des interventions qui ne posent pas
problème, et sont incapables de
générer une amélioration correcte des
services. Il est en effet impossible de valider leur bien
fondé, autrement que par le fait qu'il
n'y a plus d'accidents. Nous sommes donc
là dans la preuve par l'absence et pas par la
présence, or, ce système ne fonctionne pas. Il
est en effet possible de prouver que vous posséder un objet,
simplement en le montrant, mais vous n'arriverez pas
à prouver que vous ne l'avez pas.
Si la volonté existe, il est possible de prouver
qu'un déroulement d'action abouti
à un accident. Mais totalement impossible de prouver que ce
déroulement n'aboutira jamais à un
accident, puisqu'en plus, les cas ou le
déroulement est bon, ne sont jamais analysés.
Pour améliorer réellement les choses, les
analyses d'accident ne sont donc pas la bonne solution ou en
tout cas, ne sont pas la solution qui suffira.
Conclusion
De part la multitude d'interventions qui se passent bien et
qui là encore «démontrent»
dans l'esprit de tous l'efficacité
apparente des actions, les analyses d'intervention et le
résultat des recherches ne peuvent pas avoir
d'impact réel sur le fonctionnement du service.
Les «preuves» qu'apportent ces documents
ne concernent en effet que des points considérés
comme «particuliers» et ces
éléments sont véritablement perdus au
milieu d'interventions qui ne nécessitent pas,
apparemment, de tels changement ou «prouvent» en
tout cas leur inutilité.
A ceci s'ajout le fait que trop souvent, les analyses
d'accidents sont réalisés de
façon partisane. La solution serait donc sans doute dans la
recherche et dans la formation.