Avec ce cinquième article, nous poursuivons notre
réflexion sur la tactique, toujours en nous focalisant sur
l'action du premier engin qui se présente sur les lieux.
Cette fois, nous allons reprendre les éléments
déjà étudiés, afin de commencer à
imaginer une solution à nos problèmes
d'organisation.
La gestion du temps et des actions
Dans les précédents articles, nous avons pris conscience
de l'existence de deux types de temps. Le temps linéaire,
qui se déroule, linéairement du début de
l'intervention jusqu'à la fin, et le temps
superposé, composé du temps utilisé par chaque
personne pour une action menée en même temps que les
autres.
C'est cette notion qui permet de comprendre une grande partie des
difficultés des opérations actuelles, et c'est
aussi cette notion qui va nous donner les réponses, à
conditions de parfaitement la comprendre.
Nous allons donc mettre en face l'une et l'autre, ces deux
notions de temps, avec quelques graphismes qui vont éclairer le
propos.
Le temps linéaire, c'est le temps qui
s'écoule de façon globale. Il n'y a
qu'une unité de temps, car nous considérons
l'action comme menée par un groupe, une sorte de
«bloc humain». C'est le point de vue du «non
spécialiste», celui qui va parler «des
pompiers» sans chercher à détailler ce concept.
Cette notion de temps linéaire, c'est le temps qui
s'écoule entre la pose de la première pierre de
votre maison et le moment où vous aménager. Une sorte de
boîte avec une entrée, et une sortie, mais sans
connaissance de ce qui se passe dedans.
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Le temps linéaire: un action globale |
Le temps superposé, c'est un temps qui commence en
même temps que le temps linéaire mais qui intéresse
chaque élément de l'équipe,
indépendamment. C'est ce que nous représentons avec
le schéma ci-dessous. Nous n'avons plus un groupe, mais 4
individus, chacun ayant un «temps linéaire» qui lui
est propre. Mais cette vue du temps superposé est
incomplète. Sur ce schéma, l'action globale est
découpée en lignes (une par personne ou par binôme)
mais doit aussi être découpée en colonne.
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Une vue simpliste du temps superposé |
En effet, les actions menées par les «membres» du
groupe sont des actions avec un temps limité :
l'alimentation de l'engin par exemple, prend un certain
temps mais ce temps n'est pas infini. Chaque ligne de temps doit
donc être découpée en une suite de blocs.
C'est ce que nous avons fait dans le schéma suivant.
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Temps superposé avec découpe en blocs constants |
Et là, nous commençons à visualiser les
problèmes : les blocs «A» correspondent, sur ce
schéma à des «Analyses». La ligne
constituée des blocs «A» est donc la ligne du chef
d'agrès, de celui qui doit analyser la situation et donner
les ordres. Les blocs marqués «E» sont les blocs
d'exécution. Les blocs «E1» correspondent
à l'exécution par le membre numéro 1 de
l'équipe, les blocs «E2» aux blocs
exécutés par le membre numéro 2 et ainsi de suite.
Le bloc E2-3 par exemple représente la troisième action
entreprise par le membre 2 du groupe.
Or, pour que le chef d'agrès donne les ordres permettant
l'exécution des blocs E1-1, E2-1 et E3-1 (donc la
première série d'action des membres du groupe), il
doit d'abord préparer ses ordres. C'est ce
qu'il fait en A1. Donc en A1 il prépare E1-1, E2-1 et
E3-1. Et pendant l'exécution de ces trois blocs, il
réalise A2, qui lui permet de prévoir E1-2, E2-2 et E3-2
etc...
C'est ce qui se fait généralement lors des
formations de sous-officier : le chef sort du camion et le reste du
personnel attend sagement à l'intérieur. Le chef
analyse, puis ouvre la porte et donne les ordres. Mais la
réalité est tout autre. Car si nous regardons le
schéma, nous voyons tout de suite que pendant A1, les 3 autres
membres du groupe ne font rien (blocs marqués «?»).
En terme de gestion, combien de temps consomme A1 ? Pour le savoir, il
faut prendre le temps que le chef va consacrer à son action
d'analyse et multiplier cela par le nombre de personnes
présentes. Si A1 prend 2 minutes, avec notre exemple et nos 4
sapeurs-pompiers, cela fait donc un temps consommé de 2x4 = 8
minutes. Si notre chef prend simplement 30 secondes de plus, cela fait
2,5 x 4 = 10 minutes. Et encore, nous n'avons ici qu'un
engin avec 4 personnes. En clair, nous payons les gens à
ne rien faire, ce qui n'est pas particulièrement bon,
surtout dans le cadre de ce que nous pouvons appeler «une gestion
de crise».
La situation peut sembler assez complexe, et pourtant le schéma
en montre une version extrêmement simpliste. Car à la
vérité, c'est plutôt le schéma
ci-dessous qui sera appliqué.
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Temps superposé avec découpe en blocs variables |
Comme nous pouvions nous en douter, toutes les actions ne vont pas
demander la même durée d'exécution. Jetons un
coup d'oeil attentif : à la fin de A1, les actions
commencent. Mais E1-1 demande moins de temps que E2-1 et E3-1, mais
surtout moins de temps que A2. En clair, lorsque E1-1 est
terminée, l'ordre pour lancer E1-2 (action de la
même personne, mais qui suit l'action
précédente) n'est pas encore prêt. Il va donc
y avoir de l'attente, schématisée par les parties
hachurées.
Cela vous paraît infernal? C'est exact, mais c'est
la vérité. Et pourtant nous considérons ici un
projet de faible ampleur. Regardez dans la barre de menu de votre
navigateur internet et cliquez sur les informations de copyright. Si
vous avez Firefox par exemple, vous pourrez lister les
«contributeurs». Ils ne sont pas tous programmeurs, mais
une bonne part à participé au projet. Tous ensemble. Tous
avec des «choses à faire» qui ont besoin des
«choses d'avant» et qui seront utilisés par
les «chose d'après». Vous pouvez aussi voir la liste complète, en ouvrant une fenêtre vierge sous Firefox et en tapant simplement "about:credits" comme adresse...
Les diagrammes de Gantt
S'il existe de nombreux projets, largement plus complexes que la
gestion d'un simple incendie, nous devrions trouver des
méthodes, des solutions. Il en existe. L'une d'elles
consiste à utiliser ce que nous nommons le diagramme de Gantt,
du nom de son inventeur, Henry L. Gantt. Vous trouvez
ici
un descriptif du principe. Nous y trouvons une représentation en
tout point semblable à notre «temps
superposé». A noter qu'il existe un projet libre,
disponible pour Windows, Mac OSX et Linux, nommé
GanttProject.
Nous aurions donc la solution à tous nos problèmes :
réalisons un diagramme de Gantt de nos interventions et tout
sera réglé. Globalement, c'est vrai. Si nous
réussissons à créer le diagramme de Gantt
d'un projet de lutte contre l'incendie, nous aurons une
méthode fiable et applicable.
Cependant, plusieurs choses vont nous bloquer. Non pas que le diagramme
soit inadapté à notre cas. Au contraire, il est
très adapté. Mais il ne se construit pas tout seul : il
faut le remplir avec des tâches. Et pour chaque tâche, nous
devons définir qui la fait et en combien de temps. De plus, nous
devons définir les liens entre les tâches.
Prenons par exemple l'attaque avec une lance, via une
échelle. Il est évident que pour que l'attaque se
fasse, il faut que l'échelle soit en place.
Plusieurs solutions se présentent :
- L'équipe avec la lance s'occupe aussi de mettre l'échelle
- L'équipe avec la lance attend pendant qu'une autre équipe met l'échelle
- L'équipe avec la lance fait quelque chose pendant que l'autre équipe met l'échelle
Dans l'hypothèse 1, chaque équipe fait tout, ce qui n'est pas forcément idéal
Dans l'hypothèse 2, nous avons une perte de temps puisque nous avons du personnel inoccupé
Dans l'hypothèse 3 nous devons simplement
prévoir un temps d'action pour l'équipe 1,
qui va être à peu près identique au temps de
préparation de l'échelle par l'équipe 2
L'avantage majeur du diagramme de Gantt c'est qu'il
permet de prendre le projet global, c'est-à-dire une sorte
d'action générale, apparemment très confuse,
et de la découper en petites taches qui, en fin de compte
s'avèrent être extrêmement simple.
Insuffisance du diagramme de Gantt
Utiliser un diagramme de Gantt ou en tout cas une représentation
graphique des actions, pose plusieurs questions et en plus, permet de
constater quelques «manques» dans ce système.
En premier, le diagramme prend en compte l'analyse comme
étant une phase normale d'un projet. Le diagramme va
être utilisé par exemple pour la planification de la
construction d'une maison : il va ainsi permettre de voir que
l'architecte travaille seul, pendant un temps assez long, avant
que le maçon ne se mette à la tâche. Or cela est
possible dans un projet «classique» car les intervenants
n'arrivent que lorsqu'ils ont quelque chose à faire.
Mais dans notre cas, si nous reprenons nos petits schémas, nous
voyons que pendant la première phase d'analyse du chef
d'agrès (que nous notions A1), le reste du personnel
était inactif, ce qui posait de graves problèmes
d'organisation.
L'autre point c'est que le diagramme de Gantt
prévoit des tâches mais pas les exceptions. En terme de
gestion de projet, les impondérables sont gérés
par un autre système, qui peut influer le diagramme mais qui ne
fait pas partie intégrante de celui-ci, du moins au début.
Or, sur une intervention incendie, nous serons sans doute
confrontés à ces événements, qui vont
parasiter le déroulement «normal». Cela peut
être bien sûr l'effondrement de la structure (les
sapeurs-pompiers aiment bien imaginer de grosses catastrophes !) mais
aussi un simple tuyau qui éclate.
Le problème de l'action d'analyse initiale et celui
des impondérables ne seront pas résolus par le
diagramme de Gantt. Ceci étant, ce n'est pas une raison
pour ne pas s'en servir. Car, comme nous allons le voir, en
voulant l'utiliser nous allons découvrir qu'il nous
pose de nombreuses questions, qui, sans réponses, expliquent
aussi nos déboires en interventions.
Dans le prochain article, nous essayerons donc de créer un petit
diagramme de Gantt d'une intervention, non pas pour obtenir une
solution «parfaite» mais pour faire émerger tout un
ensemble de petites questions. Pas des questions difficiles ou
complexes. Mais simplement des petites questions, toutes simples, mais que nous
ne nous sommes jamais posé.