Une fois le personnel formé aux techniques de lances, il nous faut
maintenant former les chefs à la tactique. L'enseignement n'est pas très
compliqué, pour peu que l'on sache quand même de quoi on parle. La
première partie va consister à se mettre d'accord sur le vocabulaire, en
expliquant ce qu'est la stratégie, l'opératif et la tactique. Dans une
seconde étape, nous pourrons alors traiter de la tactique, puisqu'au
niveau d'une caserne, c'est ce qui importe le plus.
Mais pourquoi parler de tactique? Parce que l'activité des
sapeurs-pompiers est une activité de groupe, qui se réalise dans des
conditions stressantes. Le fait de connaitre parfaitement l'usage d'un
équipement ne suffit pas car c'est bel et bien l'ensemble et la
cohésion, qui vont permettre d'aboutir à un bon résultat. Car
l'accumulation de compétences individuelles n'est pas un élément suffisant
pour obtenir un bon résultat global.
Dans les sports d'équipes par exemple, nous voyons bien que la cohésion du
groupe est un élément fondamental et qu'une équipe composée d'éléments
très performants se fera battre par une équipe avec des joueurs moyens,
mais avec plus de cohérence.
Or, en intervention, tant que tout se passe bien et assez lentement, le
manque de cohésion, le manque d'analyse et de vue générale ne se voient
pas. Il y a donc illusion de bon fonctionnement et lorsque la situation
dérape, cela devient tout de suite une véritable catastrophe. D'ailleurs
lorsque nous analysons les interventions, nous constatons qu'il y a assez
peu d'exemples d'interventions qui se sont seulement "un peu mal passées".
Généralement, ça se passe "bien" ou alors ça se passe "pas bien du tout".
Il y a donc une sorte de seuil, une limite qui, une fois dépassée,
transforme l'intervention en un désastre total.
Comme c'est le chef qui doit donner des directives, c'est lui qui va
devoir assurer ce mouvement commun, cet élan vers un but fixé, et qui doit
veiller à éviter les déparages.
Pour cela le chef a besoin de 3 choses:
Les trois niveaux
La stratégie c'est l'art
de préparer un système pour réagir à une situation, alors qu'on ne sait
pas ce qui va se produire, ni quand, ni où. Pour les militaires c'est la
stratégie qui fait que l'on va augmenter ou diminuer le budget, que l'on
va décider de fabriquer des avions plutôt que des navires etc... Pour les
sapeurs-pompiers, la stratégie c'est le fait de décider de fermer telle ou
telle caserne, de remplacer une réserve d'eau par un poteau, d'acheter tel
type de véhicule etc...
Au niveau de la caserne, faire de la stratégie est envisageable, mais cela
dépend beaucoup de l'organisation générale des secours. En France, par
exemple, les actions stratégiques au niveau d'une caserne se limitent à la
connaissance du secteur: où sont les poteaux, comment lire un plan pour se
situer rapidement. En France, la création des éléments stratégiques n'est
pas du ressort de la caserne, mais du SDIS. Au Brésil par exemple, l'organisation
nationale supervise la planification mais celle-ci est réalisée
localement. Tout va donc dépendre de l'organisation générale au sein de
laquelle évolue la caserne.
L'opératif vient en
complément de la stratégie. Pour simplifier nous pouvons dire que
l'opératif c'est ce qui se passe quand le téléphone sonne et qu'à l'autre
bout du fils quelqu'un hurle que sa maison est en feu et qu'il faut venir.
En quelques instants nous allons obtenir les éléments manquants à la
stratégie: nous savons quand (c'est "maintenant") nous avons où (car
l'appelant donne l'adresse) et nous savons quoi (car l'appelant nous
indique ce qui se passe). Le niveau opératif va alors piocher dans le
niveau stratégique, va y prendre les outils (humains et matériels) qui
semblent les mieux adaptés et va les envoyer sur les lieux.
Déjà nous comprenons que tout est lié: on peut toujours envoyer de super
professionnels des feux de locaux, si le niveau stratégique est mauvais,
on risque de ne pas les envoyer au bon endroit (si on a pas de carte et
qu'on a plusieurs lieux avec le même nom), ou bien de les envoyer avec le
mauvais équipement. Un peu comme la meilleure équipe de football du monde
qu'on enverrait dans le mauvais stade ou qu'on enverrait jouer un match de
rugby. Pas certains que le résultat soit fabuleux.
La tactique. Une fois
rendu sur les lieux, avec le matériel et le personnel qu'on a bien voulu
lui fournir, le chef entre dans le contexte de la tactique. La tactique
c'est la science et l'art de faire le mieux possible avec ce que l'on a,
en fonction des circonstances. Au niveau général d'une guerre entre deux
pays, on fait de la stratégie. Mais sur le champ de bataille on
fait de la tactique. Il faut donc savoir ce que l'on a en matériel et en
humain, afin de savoir ce qui peut être fait. Il faut également analyser
la situation afin de déterminer ce qu'il "serait bien de faire". Ensuite,
il faut mélanger le tout afin de faire le mieux que l'on peut. C'est ce
que les militaires appellent l'Effet Majeur, c'est à dire le meilleur
effet que l'on puisse obtenir avec ce que l'on a, à cet instant et face à
la situation du moment. Dans ce concept, il n'y a donc pas d'actions
pré-définies puisque le choix des actions dépend de la situation. Or comme
celle-ci est très changeante, tenter de pré-définir est difficile, voir
même impossible.
Concentration des efforts et économie des
forces
Avant de voir comment déterminer l'Effet Majeur, parlons un peu de la
concentration des efforts et de l'économie des forces. "
L'Art
de la guerre consiste à avoir toujours plus de force que l'adversaire,
avec une armée plus faible que la sienne, sur le point où l'on attaque
ou sur celui où il vous attaque" (Napoléon).
Prenons un exemple simple pour illustrer ce concept: imaginons que nous
ayons 3 véhicules en feu: une moto, une voiture et un camion. Si nous
laissons les trois brûler nous allons avoir propagation. Nous disposons de
3 binômes. Comment allons nous faire? Dans pas mal de cas, l'idée serait
d'attaquer le camion. Sauf que nos chances de réussite ne sont pas
forcément de 100%. Si nous arrivons à éteindre très vite le camion, nous
ne laisserons pas au feu le temps de se propager à partir de la moto ou de
la voiture. Mais si nous mettons un peu de temps, nous allons laisser
cette propagation se faire et lorsque nous aurons éteint le camion, nous
seront confrontés à un feu violent, issu de la propagation de la voiture,
ou pire à deux feux violents, l'un venant de la moto, l'autre de la
voiture.
Nous retrouvons d'ailleurs ici la remarque précédente sur le fait que les
interventions se passent soit "bien" soit "pas bien du tout" mais rarement
"pas trop mal". En effet, si nous arrivons à éteindre rapidement le
camion, nous serons dans le cas d'une intervention qui s'est "bien
passée". Mais si nous n'y arrivons pas, étant donné qu'il y aura
propagation au niveau de la voiture et sans doute aussi de la moto, nous allons nous
diriger vers une intervention de type "catastrophe".
La solution de concentrer les efforts tout en économisant ses forces, se
base sur une logique très différente. Nous allons engager un binôme sur le
camion, avec mission de simplement empêcher la propagation. Nous allons
donc lui demander de s'économiser. Nous allons engager notre second binôme
sur la voiture, lui aussi avec comme mission de seulement empêcher la
propagation. Puis nous allons demander à notre troisième binôme d'attaquer
la moto.
Notons que si nos trois binômes sont de niveaux différents à cause de leur
ancienneté, conditions physiques etc... nous engagerons le binôme le plus
performant sur l'attaque de la moto. Nous allons donc concentrer nos
efforts et, comme le dit Napoléon, nous allons engager plus de force que
l'adversaire, sur le point où nous allons l'attaquer. Nous allons ainsi
faire un gros efforts sur le point faible de notre ennemi et nous allons
donc le vaincre, à cet endroit, sans difficulté et de façon définitive.
Une fois que la moto sera éteinte, nous aurons possibilité de
réaffecter notre binôme. Nous concentrerons alors nos efforts sur la
voiture, le binôme de la moto passant en attaque sur la voiture, aidé du
binôme qui empêchait la propagation et qui maintenant passe lui aussi à
l'attaque.
Ensuite, une fois la voiture éteinte, nos deux binômes viendront attaquer
le camion avec l'aide du binôme qui, jusqu'à présent, empêchait la
propagation.
Si l'extinction du camion prend du temps, ce ne sera pas gênant car nous
n'aurons plus de risque de propagation ni de la moto, ni de la voiture.
Nous avons donc économisé nos forces quand c'était nécessaire et nous
avons concentré nos efforts, quand c'était nécessaire. A chaque fois nous
avons été plus fort que l'adversaire, sur le point précis où nous
l'attaquions.
Cette approche nécessite trois choses:
- Réussir à déterminer des zones et à déterminer, pour chaque zone, le
danger et le bénéfice qu'il y aurait à traiter cette zone.
- Classer ces zones en fonction de ce rapport danger vs bénéfice, lancer l'action mais surtout, voir l'action non
pas comme un élément unique et définitif, mais comme une suite
d'opérations dont l'exécution, les unes après les autres, permettra
d'atteindre la victoire finale.
- Avoir un système d'organisation mobile et variable. Il faut en effet
pouvoir déplacer le point d'effort car celui-ci changera tout au long
de l'opération.
La difficulté ne consiste pas à déterminer ce qu'est la victoire finale,
mais plutôt à réussir à déterminer le chemin pour y arriver le plus
rapidement, le plus sûrement possible, avec le moins d'effort et avec la
plus grande sureté. C'est à dire chercher non pas la réussite immédiate
et générale, mais chercher un premier Effet Majeur qui, une fois
atteint, nous donnera la possibilité de réaliser un second Effet Majeur et
ainsi de suite, chacun apportant un élément favorisant la réussite du
suivant.
Le Mikado
Afin de démontrer cette logique, il peut-être intéressant d'utiliser le
jeu de
Mikado, et de faire jouer les stagiaires. Le Mikado procéde du
principe de l'Effet Majeur et de cette analyse à court terme, avec
enchainement des actions à court terme, permettant de trouver le chemin
vers le long terme. Pour ceux qui ne connaissent pas, le jeu consiste à
jeter des petites baguettes sur une table. Il faut ensuite retirer les
baguettes, une par une, en veillant à ce que le retrait d'une baguette
n'en fasse bouger aucune autre. Le premier joueur retire donc une baguette,
puis une autre etc... soit jusqu'à la dernière (et dans ce cas il a gagné)
soit jusqu'à ce qu'il fasse bouger une autre baguette, auquel cas il passe
la main à l'autre joueur et ainsi de suite.
Il faut donc observer et commencer par les baguettes les plus faciles. Mais il
faut surtout juger à chaque fois (ceci est important!) de la difficulté
qu'il va y avoir à retirer une baguette et en même temps de l'avantage que
son retrait va nous procurer. Il faut tenter de se projeter dans l'avenir
tout en admettant le fait que cette "projection", ce "projet de prochaine
étape", pourrait ne pas être possible, soit parce que l'action actuelle
serait un échec ou parce que l'adversaire pourrait modifier la
situation.
Nous sommes bien là dans une démarche de multiples Effets Majeurs et
absolument pas dans une tentative d'aller directement au but final.
La prochaine fois, nous verrons comment déterminer les zones et comment
les classifier.