Evolution: le poids de l'Histoire (II)
Date: 25 août 2009 à 00:00:00 Sujet: C'est mieux en le disant!
Dans l'article précédent, nous avons
mis en lumière le fait que les actions qui
réussissent ne sont pas des preuves de
l'efficacité du déroulement de ces
actions. Lorsque l'action menée
débouche sur un accident, et plus
généralement sur le décès
d'un sapeur-pompier, il y a parfois une analyse. Dans cet
article, nous allons essayer de voir comment les autres
entités (armée par exemple), gèrent ce
genre de chose et dans quelles conditions ce type d'analyse
sera confronté à la réalité
du service.
Pour l'instant, nous ferons abstraction de la
qualité de ces analyses en nous intéressant
à la globalité et à
l'histoire plus qu'au contenu réel des
documents, ce qui sera fait dans un autre article.
L'Histoire
Estimer que la qualité du travail est simplement
liée à la réussite de
l'action menée est bel et bien une erreur faite
quotidiennement par les services incendies, empêchant donc la
véritable analyse. Mais si ceci est dramatique pour les
militaires, ceux-ci possèdent néanmoins quelques
avantages sur les sapeurs-pompiers.
Ainsi, le militaire peut analyser le passé car les batailles
ont, de tout temps, été commentées.
Lorsque le 1er octobre de
l'année
331 avant notre ère, Alexandre le
Grand engage la bataille de Gaugamèle contre Darius, tout
est commenté
et analysé.
Aujourd'hui, plus de 2000
après, un futur officier de
l'armée peut, pendant sa formation,
étudier Gaugamèle, la disposition
des hommes, le nombre d'unités de chaque type, la
composition des
«phalenges», l'équipement des
hoplites et la tactique mise en ?uvre par
Alexandre pour vaincre une armée dont les effectifs
était deux fois
supérieurs aux siens.
Quand Jules César revient de campagne il doit en
référer au Sénat et ne peut pas se
contenter de dire «on a gagné» car son
armée coûte très cher à
l'état.
Le 25 octobre 1415, à Azincourt, les 25.000 soldats
Français de Charles VI se font balayer par les Britanniques
d'Henry V, qui ne sont que 6000. Avec plus de 10.000 morts
côtés Français et seulement 600
côté Britannique, la défaite est
cuisante. De nos jours, elle est encore étudiée
car tout a été documenté.
Tout l'ouvrage de Guderian, «Achtung
Panzer» ne prévoit la mise en place des
unités blindées de la Seconde Guerre Mondiale,
qu'en fonction d'analyses de la
précédente, que les actions aient
été couvertes de réussite ou
d'échec, et même si ces actions
«passées» sont d'une
dimensions totalement différente des actions
envisagées.
Tout peut être analysé, car tout est
noté.
Les informations
Pourtant l'armée est confrontée
à des événements de plus en plus
complexes et peu fréquents. Face à cette
complexité, elle réagit par la mise en place
d'éléments de mesures, mais surtout
d'éléments d'analyses. Mettre
des caméras sous les avions de combats semble une
évidence, mais il ne faut pas oublier les dizaines de
personnes qui, à terre, archivent ces données,
les analysent, les référencent, les trient et en
tirent des conclusions qui serviront rapidement à
améliorer la prochaine mission, la prochaine
détection d'objectifs ou le choix de
l'armement.
Mettre des caméras sur les échelles ou sur les
casques de pompier ne semble servir qu'à se donner
bonne conscience car chacun sait que les données ne seront
ni analysées ni même conservées.
Prélever des informations pourra sembler être une
aide alors que ce ne sera qu'un pas de plus dans le
découragement de ceux qui font l'effort de
collecter et ne voient pas le résultat, et dans la
validation des remarques des autres : «cela ne sert
à rien». Dans ce cas, la volonté
d'amélioration, mal
contrôlée, aboutie au résultat inverse
de celui espéré.
Nous avons aussi des preuves d'échecs, comparables
à l'histoire de Von Kluck, dans d'autres
époques. Ainsi, Alexandre le Grand a vaincu les Perses en
utilisant la «phalange Macédonienne»,
une sorte de blocs formé par les hommes,
équipés de lances de 4 à 6 m de long.
Pendant plusieurs siècles la «phalange»
a remporté succès sur succès, laissant
progressivement penser que c'était la formation
idéal. En 168 avant JC, les Macédoniens vont
combattre les Légions Romaines qui ont vite fait de
découvrir que la «phalange» ne
résiste que parce qu'elle forme un bloc, mais que
ce bloc est faible sur ses flans et se déplace lentement.
Partant d'une logique de combat différente,
l'armée Romaine réussi à
vaincre les Macédoniens, qui, comme les Allemands avec Von
Kluck, n'avait pas assez analysé leur conception
des choses.
L'armée possède aussi un autre avantage
: en se basant sur des analyses passées, en apprenant par
l'étude de ces analyses, elle découvre
qu'il faut analyser tout ce qui se passe et elle apprend
à analyser.
Une Grande Muette? très bavarde !
En France, l'armée est souvent décrite
comme «La Grande Muette», celle qui cache tout, et
ne dit rien. Pourtant, une visite sur les sites militaires officiels,
qu'ils soient Français, Britanniques,
Américains etc? permet de trouver des dizaines de
documents analysant les conflits.
Sur le site de l'Armée de terre
Française, la revue «Doctrine» est en
libre téléchargement. Dans le numéro
15 (septembre 2008), nous y trouvons un petit encadré dans
lequel nous pouvons lire : «Au cours des quelques
dernières années, chacun a pu observer que la
puissance militaire conventionnelle pouvait être
contournée. Nous sommes donc devant l'ardente
nécessité de restaurer la
crédibilité et l'efficacité
de notre force armée. A nous de
réfléchir aux évolutions souhaitables,
aux nouveaux équilibres, en évitant
d'apporter des réponses toujours plus
perfectionnées à des questions qui ne se posent
plus. A nous de penser autrement. A nous de préparer la
guerre probable.».
La remarque «éviter d'apporter des
réponses toujours plus perfectionnées
à des questions qui ne se posent plus» est
particulièrement intéressante. Est-ce que cela
vaut la peine d'acquérir du nouveau
matériel, de travailler sur l'étude de
nouveaux outils, alors même que le problème
réside en grande partie dans
l'incapacité d'utiliser correctement le
matériel actuel ? La recherche se justifie-t-elle encore,
dans le sens où les techniques connues désormais
de tous et que nous décrivons ici depuis plusieurs
années, ont démontré leur
efficacité. Peut-être sont-elles perfectibles (et
elles le sont sûrement), mais le problème
essentiel n'est-il pas simplement qu'elles ne sont
pas assez utilisées ? Nous en traiterons dans un
prochain article, avec une analyse sur l'état de
la recherche.
A noter que sur ce même site, nous trouvons un document de
près de 120 pages, analysant
l'opération Al-Fajr / Phantom Fury (Juillet
? Novembre 2004), mettant aux prises les soldats
américains avec les rebelles iraquiens retranchés
à Falloujah. Tout est documenté,
analysé, et de véritables leçons en
sont tirées.
La mort, déclencheur de toutes les émotions
Pour le militaire, la mort est un événement
habituel. L'analyse de l'opération
Phantom Fury n'est pas motivée par le fait
qu'il y ait eu des morts. C'est un combat et les
morts n'y sont que des «pertes normales».
Dans ces analyses, le nombre de morts ou de blessés
n'apparaît que lorsqu'il est significatif
d'une réussite, d'un échec,
ou d'une situation flagrante. Lorsque les GI's
débarquent le 6 Juin 1944 à Omaha Beach,
(Côtes de Normandie) et qu'une unité
comme la A/116 perd plus d'une centaine d'hommes en
15 minutes, c'est ce nombre rapporté au
temps qui donne une valeur à l'information.
Isolé, sans cette notion de lieu, d'action ou de
temps, ce nombre de morts ne veut rien dire.
Pour les sapeurs-pompiers, les choses sont différentes : le
décès est vécu comme un
événement de la plus haute gravité.
Les sapeurs-pompiers n'analysent donc que
lorsqu'ils sont forcés de le faire, en
l'occurrence lorsqu'il y a
décès d'un des leurs. Les
décès des civils passent souvent pour des morts
«normales» et ne font d'ailleurs pas
l'objet de véritables analyses.
Le choc et les contraintes
Lorsqu'un sapeur-pompier décède en
intervention, sur place les hommes sont effondrés, pleurent,
se serrent les uns contre les autres. Ce moment de stupeur
passé, les cérémonies et les discours
prennent le relais. Au milieu des gerbes de fleurs, les annonces sont
faites. On parle de réforme, on parle d'analyse.
Mais la montagne accouche toujours d'une souris car le
service est en permanence pris entre deux positions qui le bloque.
En premier un soucis de corporatisme. La
«fraternité»,
«l'esprit de corps», souvenir des temps
héroïques des grandes guerres et des
armées de conscription. Dans un tel esprit, nulle
possibilité de critiquer une personne pour ses actes
dangereux. Lorsque à San Pablo, croyant bien faire, un
binôme enclenche un ventilateur et provoque un backdraft
tuant deux autres sapeurs-pompiers, il est quasi-impossible de leur
donner tort. Lorsqu'un sapeur-pompier abandonne un
collègue, laissant celui-ci mourir dans un local, difficile
de l'inculper.
La solution consiste à trouver une issue
matérielle. Mais pas avec du matériel
déjà acquis. Car c'est là le
second point qui bloque l'analyse. A partir du moment
où le service incendie dépend d'un
financement public (ce qui est toujours le cas), les achats doivent
faire l'objet de longues procédures et
d'âpres débats entre les
sapeurs-pompiers et les politiques.
L'achat de matériel est d'ailleurs une
opération assez étonnante. Souvent, elle commence
de façon impulsive, sous l'effet d'un
bon commercial, qui vient vanter un produit, en indiquant que tel autre
service s'en sert et en montrant des
éléments de mesures
généralement faussés. Une fois
«persuadé» le service achat doit rentrer
dans un processus très long, avec une montagne de documents
et des réunions sans fin pour «faire passer
l'achat». Théoriquement, un
achat devrait se scinder en 3 parties :
-
Tests et essais pour déterminer
l'adéquation réelle du produit
-
Achat (réalisation du bon de commande et gestion
administrative)
-
Réception et vérification
La première étape devrait être la plus
longue, la seconde devrait être
«anecdotique» et la troisième devrait
être assez courte. Dans la réalité, la
première étape est pour ainsi dire
«oubliée», et toute
l'énergie du service va se focaliser sur la
seconde. Même s'il n'a pas
été essayé, même
s'il ne convient pas, le produit va demander une telle
énergie pour son achat que sa réception sera
vécue comme une énorme victoire par les
acheteurs. Dès cet instant, il devient impossible de dire
«vous avez acheté n'importe quoi
!» car l'effort qui a été
demandé semble validé, à lui seul, la
qualité du produit.
Pour prendre une comparaison simple, imaginez qu'un cuisinier
vous demande de lui apporter des tomates, mais que, ne sachant pas ce
que c'est, vous lui apportiez des poireaux. Si le bac
à légume est dans la cuisine et que pour apporter
les légumes, vous devez seulement faire 2m, lorsque le
cuisinier vous dira «Ah non, erreur, ça ce
n'est pas une tomate, c'est un poireau»,
vous retournez simplement chercher le bon légume,
à la limite, en riant de bon c?ur.
Si par contre, pour chercher les légumes, vous devez sortir
de chez vous, prendre la voiture, vous trouvez coincé dans
les embouteillages et passer plusieurs heures de recherche, la
même réflexion du cuisinier, pour la
même erreur, ne sera pas vécue de la
même manière. Soit le cuisinier vous dira que vous
vous êtes trompé et vous aller entrer en conflit
avec lui, soit il ne dira rien et fera sa recette avec les poireaux et
pas les tomates, de peur de vous mettre en colère. Et comme
le résultat ne sera pas celui attendu, vous en
déduirez que le cuisinier est mauvais.
Pour les services incendies, c'est le cas des camions
équipés avec du matériel dont le
personnel ne sait pas se servir ou du matériel qui
n'a pas d'utilité. Et dans ce cas, la
faute en incombe bien évidemment à ceux qui
utilisent (qui sont de toutes évidences des incapables) et
pas à ceux qui ont acheté?
Ainsi, lorsque après plusieurs mois de discussion et
d'efforts, le service achète enfin les outils tant
vantés par les commerciaux, il devient quasiment impossible
de rendre ces outils responsables des accidents. Comment
écrire un rapport incriminant un matériel pour
lequel les politiques ont voté un budget et pour lequel
l'effort d'achat a été
considérable?
Pour nier les évidences, la réalité
est parfois tronquée, consciemment ou inconsciemment. Des
plus jeunes aux plus anciens, tout le monde cherche des solutions dans
de nouveaux «gadgets», payés
à nouveaux par le contribuable et
présentés comme infaillibles. Ah, si nous avions
eu tel outil, cela ne se serait pas produit. Et le tour est
joué. Personne n'est responsable, nous achetons du
nouveau matériel et nous dormons sur nos deux oreilles.
Conclusion
Puisque le processus d'amélioration semble
compromis par le mode d'achat du matériel, et
aussi par le fait que l'Histoire n'apporte rien de
bien précis pour se projeter efficacement dans
l'avenir, de l'avis général,
la solution se trouverait sans doute dans les rapports
réalisés suite aux accidents.
Leur structure, leur contenu va donc faire l'objet de toutes
les attentions, puisqu'à eux seuls, ils devraient
représenter le «potentiel
évolutif» des services incendie. Mais
encore faudrait-il que leur structure et leur contenu puisse
permettre une telle analyse et puisse donc déclencher une
véritable évolution?
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